Les Tricheurs : poker d’as

Un article de Thierry Coljon paru dans le journal Le Soir du Mercredi 5 avril 1989.

Les Tricheurs

Les Tricheurs : poker d’as.

Prenez vos rêves pour des réalités, tendez vos lèvres pour avoir des baisers… C’est ce qu’ont fait les Tricheurs avec ce premier album qui, sans réel challenger, se pose déjà, sans crier gare la nuit, comme le fruit mûr du meilleur nouveau groupe de rock du pays. Nés à Huy il y a à peine un an et demi, ils ont réussi à décrocher un deal avec Virgin avant de publier treize chansons imparables avec du charme et des larmes au coin des yeux, comme Aubert, les Innocents ou Noir désir savent en écrire.

Les Tricheurs ont beau ne pas être français, ils font partie intégrante de cette scène rock à l’esprit anglais mais en français dans le texte. Une nouvelle génération biberonnée aux New Order, Smiths, Cure et Echo and The Bunnymen et qui trouve enfin une oreille attentive auprès des grandes firmes de disques. Les petits labels étant trop occupés, en Belgique, à se faire de l’argent avec le new beat. Normal, ça coûte moins cher: il ne faut pas payer de musiciens (puisqu’il n’y en a pas), ni de producteurs ni de maquettes, ni de journées de studio. Un petit sequencer et une rythm box suffisent.

Mais à Huy, il y a encore quelques illuminés prêts à faire du rock en peaufinant des textes, des arrangements et des mélodies. Les Tricheurs, c’est une bande de copains, 25 ans de moyenne, errant dans un bistrot après une journée de graphiste, d’imprimeur ou d’employé. Début des années ’80, ils font et défont des groupes comme The Wish, Objectif Lune, Radio Prague. Marc Wathieu (chant, guitare, violon, musique et textes) fit même partie des Réverends du Prince Albert avant de monter Marc et les Girafes (en première partie des Nits en décembre 87) et de les rebaptiser les Tricheurs.

Tous ces groupes, c’est beaucoup pour une seule ville, une sorte de Rennes ou de Bordeaux belge mais qui est plus fière de son festival du Théâtre pour enfants. Comme souvent ailleurs en province, c’est pas très rigolo. Quand Marc était DJ et qu’il passait le premier U2 ou le premier Cure, le public gueulait pour avoir du Pink Floyd. Mais il y a pire, à Arlon-ronron par exemple où un concert les a jetés sur le pavé la nuit avec des frites au fromage et une gare fermée. Au moins Huy-Nord (nom d’un autre groupe du coin) est-elle accessible à toute heure…

Tout de suite.

Autant les Tricheurs déconnent sans arrêt, autant ils considèrent leur groupe et travaillent leur musique le plus sérieusement du monde. En vrais pros, ils investissent Virgin (pour le pont vers la France où les signatures maison s’appellent Daho, Renaud, Julien Clerc, Souchon, les Innocents, Graziella De Michele, Jean-Louis Murat, Aubert and Ko, Bertignac et les Visiteurs, etc…) et obtiennent la sortie d’un premier 45 tours, Le Jour J. Succès radio et d’estime mais les ventes ne dépassent pas les six mille sur la France et la Belgique. Virgin veut leur faire sortir un mini-LP pour voir ce qu’ils ont dans le ventre mais les Tricheurs veulent un vrai et fier album. Comme les grands. Et tout de suite. Leur vie et leurs nuits de sommeil en dépendent. En moins de temps qu’il ne faut à Peter Gabriel pour écrire un couplet, ils pondent de quoi remplir un 33 tours avec de fortes et solides chansons défoulantes, entre rêves de gosse et colères d’adulte. Avec des phrases qui cognent sous la poitrine comme ce «Dans tes yeux dort un océan impatient, dans ton coeur coule un serment important, le bonheur est un sentiment si méchant qu’on en meurt».

Contrairement à Dole constitué d’un chanteur locomotive (Rémy aujourd’hui retiré cadre dans une firme de disques) et de membres qui traînaient la patte, vivant entre Bruxelles et Athus, les Tricheurs forment un vrai groupe où chacun à son rôle, travaillant et vivant ensemble, avec un pouvoir démocratique et une volonté (de fer) de faire avancer les choses, créer une percée dans laquelle pourraient s’engouffrer tous ces autres groupes de la région qui piétinent quand ils ne se découragent pas.

Ce qui n’empêche pas les Tricheurs de faire les fous et de cultiver l’ambiguïté jusque dans leur nom. Ils sont tout sauf des tricheurs. Inspiré du titre du film de Marcel Carné qui est une sorte de Fureur de vivre à la française, avec ce conflit des générations qui préfigurait mai ’68, leur nom convient parfaitement à cette esthétique batailleuse qui scellera leur destin. S’ils ont décidé de tricher, c’est pour refuser de jouer le jeu du commerce d’un new beat à la démarche non artistique pour se battre avec cet idéal et cette énergie qui ne sont pas le fait de héros mais de musiciens bien décidés à venger l’honneur perdu du rock…

Thierry Coljon.

Les Tricheurs : «Tendez vos lèvres» (Virgin 259 856). Le jour J ne figure pas sur le LP mais bien sur le CD avec deux bonus tracks.

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